2e congrès de l’Internationale communiste
(23 juillet – 7 août 1920)

Thèses sur les conditions pour la création
de soviets des députés ouvriers

Source :
L’Internationale communiste, organe du Comité exécutif de l’Internationale communiste, 1920, Nr. 13 [1] [2].

[Nous reproduisons ce texte avec l’accord du responsable du site 321ignition.free.fr]

 

1. En Russie, les soviets des députés ouvriers naquirent pour la première fois en 1905, au moment du grand enthousiasme du mouvement révolutionnaire des ouvriers russes. Déjà en 1905, le soviet pétersbourgeois des députés ouvriers fit d’instinct ses premiers pas vers la conquête du pouvoir. À cette époque, le soviet de la ville de Pétrograd était aussi fort que le lui permettaient les chances qu’il avait de parvenir au pouvoir politique. Mais, dès que la contre-révolution tsariste se fut raffermie et que le mouvement ouvrier eut diminué d’intensité, après une végétation de courte durée, le soviet cessa complètement d’exister.

2. Lorsqu’en 1916, au début d’un nouvel et puissant effort révolutionnaire, l’idée naquit en Russie de créer promptement des soviets de députés ouvriers, le parti bolchévik prévint les ouvriers du danger que présentait la formation immédiate de soviets en leur faisant remarquer qu’ils ne seraient opportuns que le jour, où la révolution aurait commencé, l’heure venue de livrer combat pour le pouvoir.

3. Au début de la révolution de février 1917, en Russie, les soviets des députés ouvriers se transformèrent en soviets de députés ouvriers et soldats. Bientôt ils entraînèrent dans la sphère de leur influence les plus vastes milieux des masses populaires, obtenant ainsi une autorité prépondérante, car la force réelle était de leur côté et entre leurs mains. Mais, lorsque la bourgeoisie libérale se remit de la surprise du premier choc de la révolution, et que les traîtres socialistes-révolutionnaires et menchéviks facilitèrent à la bourgeoisie russe l’obtention du pouvoir, l’importance des soviets ne tarda pas à baisser. Ce n’est qu’après les journées de juillet et l’insuccès de l’attentat contre-révolutionnaire de Korniloff[3], que les grandes masses populaires se mirent en branle et que se produisit le krach du gouvernement contre-révolutionnaire des bourgeois-conciliateurs, que les soviets de députés ouvriers s’épanouirent à nouveau et gagnèrent dans le pays une influence exclusive.

4. L’histoire des révolutions allemandes et autrichiennes l’a prouvé de même. Lorsque les masses de la population se soulevèrent et que le flot de la révolution ébranla les remparts de la monarchie des Hohenzollern et des Habsbourg, des soviets de députés ouvriers et soldats se formèrent spontanément en Allemagne et en Autriche. Les premiers temps, la force fut de leur côté, et ils furent à la veille de prendre le pouvoir en fait. Mais, à peine le pouvoir eut-il penché, grâce à un enchaînement de circonstances historiques, vers la bourgeoisie et les social-démocrates contre-révolutionnaires que l’on vit les soviets dépérir, et peu à peu disparaître. Lors de l’infructueuse tentative contre-révolutionnaire de Kapp-Lüttwitz[4], en Allemagne, des soviets se reformèrent pour quelques jours; mais sitôt la lutte terminée par une nouvelle victoire de la bourgeoisie et des traîtres socialistes, ces soviets qui venaient de dresser la tête, disparurent à nouveau.

5. Les faits précités prouvent que des prémisses déterminées sont nécessaires pour créer les soviets. On ne pourra donc organiser des soviets de députés ouvriers, et les transformer en soviets de députés ouvriers et soldats, que lorsque seront réunies trois conditions précises, à savoir:

a) enthousiasme révolutionnaire général dans les milieux les plus vastes composés d’ouvriers et d’ouvrières, de soldats et de toute la population laborieuse;

b) crise économique et politique poussée au point où le pouvoir échappe peu à peu des mains du gouvernement précédent;

c) lorsque dans les rangs des masses de travail: leurs et, avant tout, dans ceux du parti communiste a mûri la ferme résolution d’engager une lutte décisive, systématique et d’après un plan arrêté, pour la conquête du pouvoir.

6) Au cas où ces conditions ne sont pas remplies, les communistes peuvent et doivent propager systématiquement et opiniâtrement l’idée des soviets, la vulgariser dans les masses, démontrer aux plus profondes couches de la population que les soviets constituent la seule forme gouvernementale correspondant aux besoins de la période de transition au communisme intégral. Mais, les conditions mentionnées n’étant pas remplies il est impossible de procéder à l’organisation immédiate des soviets.

7. Les tentatives des social-traîtres allemands de faire entrer les soviets dans l’engrenage constitutionnel-démocrate-bourgeois constituent, au point de vue objectif, une trahison de la cause ouvrière. Les soviets ne sont possibles que comme des organisations gouvernementales, qui se substituent à la démocratie bourgeoise, la brisent et la remplacent par la dictature ouvrière.

8. La propagande dirigée par les chefs Indépendants[5] de la droite, tels que Hilferding[6], Kautsky et d’autres, en vue de prouver la compatibilité du système des soviets avec l’Assemblée Constituante bourgeoise, témoigne d’une incompréhension totale des principes du développement de la révolution prolétarienne, ou bien du désir de tromper sciemment la classe laborieuse. Les soviets signifient la dictature du prolétariat, et l’Assemblée Constituante, celle de la bourgeoisie. Accorder et concilier la dictature des ouvriers avec celle des bourgeois est une chose impossible.

9. La propagande de quelques militants isolés de la gauche des indépendants allemands, proposant aux travailleurs un plan livresque et prématuré de "Système Soviétiste" non rattaché au cours réel de la guerre civile, est le fait de doctrinaires qui ne font que distraire les travailleurs de la lutte authentique pour le pouvoir.

10. Les tentatives de groupes communistes isolés en France, en Italie, en Amérique et en Angleterre, pour fonder des soviets n’embrassant pas les grandes masses ouvrières et ne pouvant pas les embrasser dans une lutte immédiate pour le pouvoir, ne font que nuire à la préparation efficace de la révolution soviétiste. Ces soviets artificiels, ces "fleurs de serre" se transforment, tout au plus, en petites sociétés; au pis-aller, ils ne peuvent que compromettre, aux yeux des vastes cercles de la population, l’autorité des Soviets.

11. Une situation spéciale s’est créée en Autriche, où la classe ouvrière a réussi à conserver des soviets embrassant des grandes masses ouvrières[7]. Cette situation rappelle celle de la Russie de Février à Octobre 1917. Les Soviets autrichiens constituent un facteur politique important et l’embryon d’un pouvoir nouveau.

Il va de soi que, dans cette situation, les communistes doivent participer au travail des Soviets, les aider à s’intéresser à toute la vie économique et politique du pays, y créer des fractions communistes et concourir de toutes façons à leur développement.

12. Sans révolution, les soviets ne sont pas possibles. Sans révolution prolétarienne, les soviets dégénèrent en parodie.

Les soviets authentiques des masses constituent une forme de dictature prolétarienne indiquée par l’histoire même. Tous les partisans sérieux et sincères du pouvoir soviétiste doivent appliquer prudemment l’idée soviétiste; en la propageant parmi les masses, ils ne devront procéder à la création immédiate des soviets que lorsque les conditions mentionnées plus haut seront réunies.

Notes



[1]. Sauf indication contraire, les annotations sont ajoutées par nous [321ignition].

[2]. Ce texte a été approuvé par le congrès après avoir été présenté par Grigori Zinoviev sous le titre "Quand et dans quelles conditions peut-on créer des soviets de députés ouvriers?".

[3]. Lavr Gueorguievitch Kornilov.

Kornilov est général de l’armée tsariste. Il organise une tentative de coup d’état réactionnaire en aout/septembre 1917. À la fin 1917 il forme une armée contre le régime des soviets, il est tué en février 1918.

[4]. L’article 160 du Traité de Versailles prescrit la réduction de l’armée allemande à 100 000 soldats de métier, et la dissolution des corps francs formés de volontaires. Pour atteindre ces limitations, à partir d’été 1919 environ 200 000 soldats de corps francs sont renvoyés. En particulier, sur ordre des puissances alliées vainqueurs doit être dissoute la brigade de marine de Hermann Ehrhardt. Le général le plus haut gradé de l’armée (dénommée à cette époque Reichswehr provisoire), Walther von Lüttwitz, refuse d’appliquer cette disposition. Le 13 mars 1920, à la tête de la brigade de marine d’Ehrhardt, qui est sous ses ordres, il occupe le quartier gouvernemental de Berlin et nomme Wolfgang Kapp, un fonctionnaire de l’administration prussienne, comme chancelier. Cependant les travailleurs réagissent par la grève générale et la résistance armée, de sorte qu’après quatre jours le putsch est mis en échec.

[5]. USPD.

En avril 1917 des anciens membres du SPD tiennent un congrès pour constituer le “Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands” (Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne, USPD). Après l’intégration de l’aile gauche de l’USPD au KPD en décembre 1920, le reste de l’USPD rejoint en septembre 1922 le SPD.

[6]. Rudolf Hilferding.

Hilferding est né en Autriche. En 1901 il adhère au Sozialdemokratische Arbeiterpartei Österreichs (Parti ouvrier social-démocrate d’Autriche, SDAPÖ). En 1906 il prend en charge une activité d’enseignant d’économie à l’école du parti du SPD, à Berlin. En 1907 il devient rédacteur en chef de l’organe du SPD, le Vorwärts [En Avant]. En 1910 il publie l’étude "Le Capital financier". En aout 1914 il signe un appel des rédacteurs du Vorwärts, protestant contre le fait que le groupe SPD au Parlement a approuvé les crédits de guerre. En 1917 il quitte le SPD et adhère à l’USPD, il devient rédacteur en chef de l’organe de ce parti, le Freiheit [Liberté]. Suite aux mouvements insurrectionnels de novembre 1918, le Conseil des mandatés du peuple le désigne comme l’un des membres de la commission de socialisation. En 1919 il obtient la nationalité allemande. En 1921 il participe au congrès de fondation d’un regroupement international appelé officiellement Communauté internationale de travail de partis socialistes, mais couramment nommée "l’Internationale 2 1/2". En 1922 il s’oppose fermement à un rapprochement de l’USPD avec le KPD, et oeuvre pour sa fusion avec le SPD. D’aout à octobre 1923 il est ministre de finances dans le gouvernement de Gustav Stresemann (DVP). En 1925 il élabore en commun avec Karl Kautsky le programme du SPD adopté au congrès qui se tient en cette année à Heidelberg. De juin 1928 à décembre 1929 il est à nouveau ministre des finances, dans le gouvernement de grande coalition dirigé par Hermann Müller (SPD). En 1931 il défend au sein du SPD la position de tolérance vis-à-vis du gouvernement minoritaire de Heinrich Brüning.

[7]. En Autriche, après la Première guerre mondiale, se développe comme en Allemagne un mouvement de conseils d’ouvriers. Vienne constitue le centre principal de ce mouvement. Au cours du printemps de 1917, éclate une vague de grèves couvrant l’industrie métallurgique et d’armement dans la région de Vienne. Des comités de fabrique [Fabriksausschüsse] sont établis. Puis une grève se déroule en janvier 1918, durant laquelle se tiennent des réunions de masse des travailleurs, et un Conseil d’ouvriers central viennois [Wiener Zentral-Arbeiterrat] est constitué pour diriger la grève. À la fin de la grève, à l’initiative du Parti ouvrier social-démocrate d’Autriche [Sozialdemokratischen Arbeiterpartei Österreichs, SDAPÖ] il est décidé de transformer ce conseil ouvrier en institution permanente, et ceci dans quatre centres industriels: Wien, Wiener Neustadt, Neunkirchen, St. Pölten. Fin octobre se constituent des conseils de soldats dans les troupes de l’armée impériale stationnées à Vienne. Le 5 novembre, le gouvernement provisoire créé une armée de volontaires [Volkswehr], et dans ce cadre sont élus des conseils de soldats qui forment la base de l’autorité de commandement. Le 5 décembre est formé le Comité exécutif des conseils de soldats de la Volkswehr de Vienne [Vollzugsausschusses der Soldatenräte der Wiener Volkswehr], avec comme président Hauptmann Josef Frey, un social-démocrate de gauche. À une conférence nationale des conseils d’ouvriers en mars 1919 est mise en oeuvre une réorganisation du Conseil d’ouvriers central. Vienne devient siège des instances supérieures: Conseil d’ouvriers du district de Vienne [Wiener Kreisarbeiterrat], représentation national des conseils d’ouvriers d’Autriche allemande [Reichsvertretung der Arbeiterräte Deutsch-Österreichs] et Comité exécutif national [Reichsvollzugsausschuss]. Le président des trois organismes est Friedrich Adler. Dans le cadre de ces structures, quatre élections ont lieu par la suite, de 1919 à 1922. Le nombre de participants, à Vienne, est d’environ 500 000 au printemps 1919, environ 200 000 en été 1920. Environ 90% des voix vont aux social-démocrates, le reste principalement aux communistes.

Les conseils ouvriers et de soldats déploient une activité dans les domaines économiques et sociaux. Elles incluent des actions pour assurer l’approvisionnement en vivres, la lutte contre les prix spéculatifs, allant jusqu’à la réquisition de marchandises et de logements en coopération avec les autorités.

À partir du printemps 1920 le mouvement perd rapidement son influence. La loi sur la défense nationale du 18 mars 1920 crée l’armée fédérale [Bundesheer]; elle abolit les conseils de soldats et rétablit le pouvoir intégral de commandement des officiers. Au printemps 1922 les communistes cessent de participer au Conseil d’ouvriers central et celui-ci garde comme unique fonction de passer la main à l’organisation d’autodéfense social-démocrate [Republikanischer Schutzbund], puis se dissout le 31 décembre 1924.